
Ce n’est pas du tout ce qui était prévu.
- Tu verras. Demain matin, on ouvrira la tente et tu auras devant toi le plus magnifique des paysages. Tu verras. C’est tellement beau !
Ouais… en attendant, ça monte comme jamais j’aurais imaginé que ça pouvait monter. Putains de montées.
- On est bientôt arrivé ? je demande, épuisé.
Louise sautille devant moi, d’une manière insolente et humiliante. Je me traine comme un sac.
Je déteste la montagne. Qu’est-ce qui m’a pris de la suivre. « Pour une fois, accompagne moi ! Ca me ferait si plaisir ! » m’avait-elle supplié. Quelle erreur.
- Tu vois le rocher là-haut ? C’est là !
- Le petit ou le gros ?
- Le petit.
- On peut pas s’arrêter au gros ? C’est bien, non ?
- Non ! Il faut que se soit grandiose ! Allez ! On y est presque ! Dommage de s’arrêter là !
Dommage, dommage…
Je grimpe tant bien que mal. Et quand on arrive au petit rocher, Louise, en pleine forme, gesticule pour m’indiquer les sommets voisins. Moi, j’ai mal aux jambes et j’ai envie d’une bière.
Au lieu de ça, on ouvre une boîte de ravioles aux cèpes froide et franchement à gerber. Louise est folle de joie.
Au moment où le soleil se couche, une nuée de moustiques qui semblaient n’attendre que ça, nous tombe dessus et nous défonce. Saletés.
Nous nous réfugions dans la tente. Tellement étroite qu’il ne faut pas éternuer au risque de la déchirer.
Louise s’endort aussitôt. Et moi j’ai froid. Et les petits cailloux me font mal au dos.
Et au moment où je m’endors enfin, Louise ouvre la tente et s’écrie :
- Tu es prêt ?
- Ben…
- Allez, viens !
Je la suis en râlant. J’ai mal partout.
Et là, surprise !
Le soleil n’est pas encore levé et de la vallée qui s’ouvre devant nous s’élève des filaments de brume qui s’emmêlent comme des cheveux.
Le murmure d’un ruisseau et le cri d’une buse résonnent dans l’immensité des sommets.
Je reste estomaqué par la beauté du phénomène. Et j’imagine alors le spectacle incroyable qui va se produire au moment où les premiers rayons de soleil vont illuminer la chevelure de brume.
Un vrombissement sourd trouble alors le silence. Un bruit très désagréable. Qui s’intensifie et s’accompagne d’un tremblement de l’air du matin.
Ce putain de bruit va nous gâcher l’embrasement. Parce que, en dépit même de la volonté de l’ignorer, n’y tenant plus, je me mets en quête de l’origine de cette nuisance insupportable.
Trois gros avions.
Des Transall gris pataud de l’armée, deux moteurs Roll’s Royce à hélice, extrêmement bruyants.
Qui avancent dans la vallée.
Qui seront sur nous dans peu de temps.
Qui rayons du soleil ou des avions seront les plus rapides.
Et, tandis que la lumière solaire progresse à son rythme tranquille et silencieux, le vacarme des Transall nous fracasse. Les avions progressent à basse altitude et passent très près de nous. Et dans leur sillage, au moment où la brume s’illumine, une nuée de parachutistes s’éparpillent et rejoignent le sol rapidement. Ils tombent tout autour de nous. Les avions repassent, larguent maintenant du matériel et s’éloignent.
Nous assistons alors au balai rapide des parachutistes : ils roulent leurs ailes, déchargent les lourds paquets et entreprennent de construire un campement. Des murs de sacs, des tentes, des points de surveillance surélevés.
Nous sommes encerclés, ébahis, au milieu de leur camp. Les militaires nous ignorent, piétinent presque nos affaires, s’affairent, nous bousculent jusqu’au moment où un homme d’une carrure impressionnante, les cheveux rasés, le regard dissimulé par une paire de lunette de soleil Ray-Ban s’approche de nous et aboie :
- Vois ne voyez pas que vous êtes dans une zone militaire ? Vous ne pouvez pas rester là. Dégagez !
- Vous plaisantez ? s’offusque Louise, terriblement en colère.
- J’ai l’air de plaisanter ?
- Nous étions là avant vous ! poursuit Louise, hors d’elle.
- Peut-être. Mais nous sommes plus nombreux ! conclut le militaire.
Et, décrivant en l’air un cercle à l’aide de son index dressé, il nous tourne les talons.
Une horde de bidasses s’empare de nous et de nos affaires et nous jette hors du camp.
- Du balais, les civils !
Et nous nous retrouvons assis par terre, nos affaires balancées en vrac autour de nous. Les filaments de brumes ont disparu. Le soleil brille chaudement au dessus des cimes. Nous avons tout raté.
Il ne nous reste plus qu’à descendre.
- Voilà à quoi servent nos impôts, dit Louise, dépitée, en donnant un coup de pied rageur dans un cailloux.
Nous l’avons regardé rouler plus bas. Puis nous nous sommes résignés à suivre le même chemin que lui et, envahis par la frustration, nous avons amorcé notre descente.
Et, si je déteste la montagne, je déteste encore plus les militaires.