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Sous les tables

Je m’appelle Élise.

Je rêve de devenir photographe. Ou danseuse. Mais surtout photographe.

Je ne suis qu’une étudiante modeste en fac de sociologie, modeste et invisible, secrète fan de comptes de photographes sur les réseaux sociaux.

J’ai vu très récemment des artistes qui photographiaient les gens discrètement sous les tables. Pour réaliser des « portraits de terrasse », jambes anonymes, croisées ou allongées, serrées ou à l’aise, entremêlées, distantes, joyeuses ou tristes, longues, fines, poilues. J’ai immédiatement trouvé l’idée excellente.

J’ai alors moi aussi entrepris d’immortaliser les jambes des personnes que je rencontrais. Jupes dans les escalators, pantalons dans les ascenseurs, pieds dans le train et le bus, bas au théâtre, robes au cinéma, jambes dans les queues devant la boucherie.

Mais je n’ai pas osé tout de suite positionner mon appareil sous les tables des cafés. Officiellement, j’avoue ne pas pouvoir expliquer pourquoi. Officieusement, sous la torture, je pourrais avouer que j’espérais bien capturer quelques culottes. J’imaginais bien que même parfois, les filles ne portaient rien sous leur jupe. Et que le Graal serait d’arriver à attraper les cuisses d’une de ces filles. Mais j’avais la trouille d’être découverte, d’être mal comprise, voire traitée de voyeuse.

Pourtant les photographes ne sont-ils pas des voyeurs ?

Mes voisins et voisines de tables le comprendraient-ils ?

La possibilité de réussir une photo d’une fille sans culotte est devenue une obsession. J’en rêvais même la nuit. Alors, je me suis mis à regarder les filles autour de moi. Et à échafauder des hypothèses. Celle-là ? Ou plutôt celle-ci ?

Comme je n’osais pas seule, j’ai fait appel à mes copines Stéphanie et Coralie. Je leur ai montré les photos sur les réseaux et leur ai parlé de mon projet. Elles ont tenu à m’aider et se sont prises au jeu des pronostics. L’après-midi où j’ai réalisé mes premières photos, nous avons écumé de nombreux bars, trainé aux terrasses, changé de tables, et testé une flopée de stratégies.

Puis nous avons foncé dans mon appartement pour visionner notre trésor au calme, loin de tous, excitées comme des gamines qui s’étaient permises une énorme bêtise.

J’ai branché le câble de mon appareil à l’ordinateur, j’ai transféré les images sur mon disque dur et j’ai lancé la visionneuse.

Et là, nous restons toutes les trois bouche bée. La première photo est celle de deux splendides femmes blondes, joyeuses et bavardes qui nous avaient tapées dans l’œil. La photo, cadrée d’assez près révèle de longues jambes, fines et sexy. Et dans l’espace de leurs cuisses entrouvertes, clairement visibles malgré la pénombre de leurs courtes jupes, deux grosses paires de testicules. Et deux verges.

Énorme.

Nous éclatons de rire.

La photo est un monument !

À côté, les images suivantes sont fades.

Le soir, sur un coup de tête, et alors que nous planchons toutes les trois sur un travail en commun sur le groupe – « Le groupe est-il le lieu d’expression de toutes les médiocrités humaines, au contraire, est-il l’occasion de mettre en avant le meilleur de nous-mêmes ? », je poste la photo sur mon insta.

Le lendemain, au réveil, stupéfaite, je me lève et me fige, incrédule. Ma photo totalise 2 500 000 vues. 2 500 000 vues ! Les réseaux bourdonnent de mon nom et de mon compte. Dans la journée, Phil Granth, le journaliste de Huguies, la grande revue new-yorkaise, me contacte personnellement. Il veut la photo. Absolument. À n’importe quel prix. Et il m’offre la possibilité de m’ouvrir les portes du concours international de Pictures.

Trois mois après, ma photo était couronnée Meilleure Photo de l’année. Meilleure Photo de l’année ! Tu vois ça, toi ? Moi Élise, Meilleure Photo de l’année ! Dans la foulée, j’emménageais avec mes deux copines à Brooklyn. La classe. Et notre premier acte en traversant Central Park a été de nous acheter chacune une glace à deux boules.

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