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Sentinelles

Première partie

Noémie s’installe en position de tir. Chaque sentinelle possède son fusil et le chérit autant que son propre enfant. Elle déploie son Chevy TAC M-200 Intervention sur la base en béton et prend la position allongée. Elle est en poste toute la nuit.  Ce n’est pas la période qu’elle préfère, mais elle se plie aux tours de garde organisés sans moufter. Elle colle l’œil à sa lunette de visée Delta Stryker HD 4.5-30 x 56, soupire, détend ses épaules et commence sa longue plage de veille.

La ville s’étend devant elle et elle aime cette vision. Rien ne lui échappe. Elle peut suivre toutes les activités qui pourraient se dérouler à l’aéroport — quasiment abandonné ces derniers temps —, le tarmac, l’autoroute qui y mène, le périphérique, les principales avenues. Elle identifie parfaitement la place Pangui, les immeubles qui l’entourent et plus loin, le parlement, la Cathédrale, Le Château Freuklain, l’Université, les Musées et enfin le port qui s’ouvre sur le vaste fleuve Nouhri. Là, fortement éclairés, elle distingue les navires au chargement, les manœuvres des grues, les camions. Puis ce n’est que l’obscurité des eaux sombres du fleuve.

La nuit, on ne perçoit pas la partie du port bombardée récemment. Engloutis par l’ombre, les décombres des installations semblent être effacés du paysage. Tout comme les ruines des usines pétrochimiques et des raffineries de pétrole dont les torches et les kilomètres de tubes et conduites brillaient jour et nuit et qui ne sont plus que gravats et carcasses tordues.

Débarrassée par la nuit des stigmates de la guerre qui la dévisage, la ville dort, paisible, comme Noémie l’a toujours connue, depuis petite, lorsqu’on montait les soirs d’été se promener en famille pour admirer le panorama et déguster une glace sur les hauteurs.

Le Belvédère abrite maintenant une base militaire et la situation stratégique que lui confère la possibilité d’une observation précise des faubourgs empêche toute visite. La ville a revêtu ses habits de guerre qui l’enlaidissent au point de décourager tout optimisme quant à l’issue de la crise.

De sa position, Noémie peut suivre la ligne de démarcation qui sépare la cité en deux au niveau de l’avenue Kierchner. De l’autre côté, c’est chez eux, les ennemis de toujours, ceux qu’on s’évertue à repousser depuis des décennies, mais qui reviennent inlassablement à l’attaque, infatigablement. Au profit d’une manœuvre particulièrement hasardeuse, mais sacrément chanceuse, ils avaient réussi à reprendre une partie de la ville. Un cessez-le-feu ainsi que des pourparlers avaient figé leur percée et gravé la ligne de séparation entre les deux armées.

Ainsi, de la même manière, sur les collines en face, se trouve une personne allongée. Comme elle. Qui surveille elle aussi la ville et les environs. Et qui n’hésitera pas à ouvrir le feu sur toute manifestation suspecte.

Irène et Patrice prennent également leur position, équipés eux de puissantes jumelles, et complètent l’équipe de garde. Le trio assure la surveillance nocturne. Rien n’est censé leur échapper.

Ce soir, Noémie n’est pas pleinement concentrée sur sa mission. Une migraine est apparue en fin de journée et la douleur pulsatile s’empare petit à petit du contrôle de son cerveau. Un point brillant palpite au niveau de sa rétine droite et elle sait qu’il va enfler jusqu’à engloutir la totalité de son champ de vision.

—        J’ai une migraine, annonce-t-elle à ses collègues.

—        T’inquiète, on est là, la rassure Patrice.

—        Ouais, on est là, confirme Irène.

—        De toute manière, comme d’hab, il ne va rien se passer, affirme Patrice.

—        Je ferme les yeux cinq minutes.

Et comme prévu, le point lumineux se transforme en une nappe mouvante et scintillante qui l’éblouit et l’aveugle.

—        T’as vu le type qui gesticule sur son tonneau ? dit soudain Irène. Au milieu de Kirchner.

—        Yep, je l’ai en visu, répond Patrice après avoir remonté toute l’avenue avec ses jumelles.

—        Qu’est-ce qu’il fout ?

—        Vous pouvez me raconter, demande Noémie, encore aveugle.

Irène décrit un homme vêtu d’un pardessus gris et d’un chapeau, qui interpelle les passants. Un groupe de badauds se forme autour de lui. L’homme, à l’aide de mouvements de bras amples, discourt, alpague et chauffe la foule.

—        C’est qui ce tocard ? s’agace Patrice.

Les gens dressent le poing. La colère semble se cristalliser dans la troupe.

—        Qu’est-ce qu’on fait de ce con ? s’interroge Irène.

Noémie recouvre une partie de sa vision et pointe la lentille de son arme sur l’attroupement. Sa vue n’est pas encore optimale et elle détaille chaque personne et parvient à verrouiller le viseur sur le fouteur de merde.

—        Je tire ?

—        Deux secondes. J’appelle les autorités, dit Patrice.

—        Pourquoi la police n’intervient pas ? s’énerve Irène.

—        Pas de réponse du commandement.

—        Rappelle ! ordonne Noémie, nerveuse, le doigt sur la gâchette, la tête prête à exploser.

La cible est parfaitement exposée. Elle sait pouvoir l’atteindre malgré la douleur. Mais le nombre grandissant de manifestants et leurs déplacements aléatoires et désordonnés réduisent progressivement sa capacité de concentration et ses chances de succès.

—        Ils sont trop nombreux. Dans une minute, je n’aurais plus de champ d’exposition, prévient la tireuse.

Les secondes s’égrènent lentement. La tension s’intensifie. Les sonneries résonnent dans le vide. L’exposition diminue.

—        Alors ?

—        Pas de réponse.

—        Merde !

Noémie enfonce la gâchette. La détonation sèche claque et le recul de son arme la désaxe une fraction de seconde.

Seconde partie

Le vent est frais et agréable. Les hautes herbes ondulent en bruissant. Le soir tombe et le calme revient sur la ville. La surveillance n’en est que plus facile. Greta est immobile depuis des heures et sent son corps courbaturé et engourdi. En position allongée depuis le matin, ses yeux sont secs et rouges. Elle a besoin d’une pause. Mais la relève n’est pas là. Martial, son chef, l’a prévenue : il lui faudrait tenir jusqu’à minuit. Elle a grimacé, mais à quoi bon se plaindre. C’est toujours comme ça. Une armée de bric et de broc. Jamais de relève, jamais rien à manger, une cabane de guet ouverte à tous les courants d’air, du matériel vétuste. Elle est une des rares chanceuses à disposer d’une arme d’exception, un fusil SVLK-14S Soumrak, les nouvelles recrues n’étant dotées que de modeste M24 à verrou 7.62 x 51 mm. Comment conserver la position avec de tels équipements ?

Car rien n’est pareil en face. Greta sait que là-bas, de l’autre côté de la ligne, installée dans d’excellentes conditions, une équipe surveille elle aussi la ville. Probablement reposée, bien nourrie, en pleine possession de ses moyens, plus étoffée, sans soucis de relève. Greta devine la présence de ses adversaires bien campés dans le petit belvédère cossu construit sur la corniche qui surplombe la ville. Une position de choix. Elle n’a jamais pu les apercevoir, mais elle sait que rien ne leur échappe.

La tour de guet de Greta est mal fichue, plantée dans un champ, à peine dissimulée par un bouquet d’arbustes qui lui masque une partie des quartiers pavillonnaires. Son accès est chaotique, sa taille exiguë, sa fonctionnalité mal pensée. Comme tout de ce côté de la ligne de démarcation. Martial fait ce qu’il peut, elle en est consciente. Ce qu’il peut avec trois fois rien. Le Délégué aux Armées, lui-même aux ordres du Magister de la guerre et de son chef Zristkopkf, au nom aussi imprononçable que la vision qu’il semble avoir de sa mission mettent en œuvre les délires militaires du Guide suprême Am-Ihl-Khan avec zèle et brutalité. Et elle, Greta, se retrouve sur le front, gelée, fourbue, affamée, épuisée, comme tant d’autres, soldats anonymes, quantité négligeable, à exécuter les ordres souvent contradictoires qui dévalent les marches cabossées de la hiérarchie.

Ne pas penser.

Lightmotif obligé pour rester vivant.

Qu’est-ce que les gens comme Greta ont à gagner de ces velléités belliqueuses ?

La ville s’étale devant elle, et elle regarde la nuit tomber et assombrir les détails. Le bas du dos douloureux, elle remue lentement chacun de ses membres. La fatigue diminue sa concentration. Greta revoit le visage creusé de sa mère, malade depuis plusieurs mois, et qui a présenté un malaise la veille. Elle était si faible qu’elle l’avait crue morte. Elle a eu si peur. Son état de santé s’est dégradé ces dernières semaines et l’inquiétude grandit.

Perdue dans ses préoccupations, Greta n’aperçoit pas immédiatement le type poser son tonneau sur la ligne de démarcation. Elle ne réalise sa présence qu’en découvrant quelques dizaines de personnes rassemblées autour du prêcheur. Ce dernier gesticule et semble s’époumoner. Quel genre de discours peut-il tenir ? Est-il dangereux ? Est-ce une manifestation à visée révolutionnaire ou haineuse ?

Greta observe la foule afflue rapidement autour de l’homme.

Ils ont dû le remarquer aussi, de l’autre côté. Quelle va être leur réaction ? Ont-ils de plus amples informations ? Ont-ils des consignes ?

Greta sait ne pouvoir compter que sur elle. La ligne de téléphone qui la relie à Martial est endommagée. Cette animation la sort de la torpeur glauque dans laquelle elle se noie. Mais l’absence de directive la laisse pantoise.

Le temps presse et elle va devoir prendre une décision : le nombre de participants à la manifestation improvisée ne cesse d’augmenter et l’état d’agitation qui en résulte ne présage rien de bon.

Elle n’a que peu d’éléments pour se décider. Mais le fait d’avoir installé sa tribune au niveau de la ligne de démarcation ainsi que la colère qui monte de la foule ne l’incite pas à la prudence. La certitude de devoir intervenir se précise dans son esprit. Reste à trouver le moment. Elle a un angle de tir quasiment parfait. Mais pas pour longtemps. Et puisque sa décision est prise, pourquoi attendre ? Elle ne sait pas. Pourtant, elle repousse le moment de faire feu.

Probablement une manière de se dire que plus l’angle de tir se réduit, et moins elle a de chance de l’atteindre. Un peu comme si la foule qui grossit ne lui laisse finalement pas le choix que d’agir.

Greta abaisse ses épaules, inspire profondément, vide ses poumons en douceur, compte lentement jusqu’à cinq. Et quand son corps est immobile, elle appuie sur la gâchette. À deux kilomètres de là, l’homme interrompt brutalement son discours et tombe sur le côté.

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