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Drôle d’endroit pour un rendez-vous

Un parking pourri en béton délabré, fissuré, jonché de déchets et d’objets divers, à proximité du port où stagnent des carcasses rouillées de bateaux à moitié coulés.

Sans compter l’impression d’avoir risqué ma vie au moins dix fois pour parvenir jusqu’à cet endroit déprimant.

Je jette un œil à ma montre. J’ai huit minutes d’avance. Je lui en donne douze pour arriver. Sinon, je me casse. Il n’est pas né celui qui me fera attendre, je vous l’annonce cash.

Les secondes passent. J’évite de regarder par la fenêtre le spectacle désolant, j’évite de constater que je suis seul à attendre dans ce coupe-gorge, j’évite de respirer les odeurs fétides de pisse qui envahissent l’habitacle, j’évite d’écouter les crissements de pneus et les sirènes qui me rappellent que j’ai atterri dans les bas-fonds de la ville. On ne voit même pas la mer. J’admire le ciel qui se colore de rose et de violet avec le soir qui tombe, je contemple trois mouettes planer dans l’azur et, avec un sourire, j’aperçois un bout de lune. Satisfait de ma capacité d’adaptation — savoir me nourrir de la beauté qui m’entoure sans focaliser sur la merde ambiante —, je décompte les minutes. Plus que sept.

Quelle idée de se retrouver dans un lieu si sordide. Après toutes ces années.

La lune se voile brutalement, masquée par un nuage opaque qui semble monter de la mer. Une brume aussi épaisse que soudaine. Aussi soudaine que malsaine. Aussi malsaine que bizarre.

Il reste quatre minutes.

Je m’aperçois que je n’ai pas éteint le moteur de mon coupé Mercedes SLC 107 modèle 1980 — probablement par instinct de survie, pouvoir m’enfuir au premier signe chelou — et que le faisceau de mes phares à travers ce brouillard fait de moi une cible parfaite. Je n’arrive pourtant pas à me décider à tout couper.

Une mauvaise odeur de pourriture s’élève en même temps que cette saloperie de purée de pois. La radio balance un vieux tube de Mavies Staples endiablé qui ne colle pas du tout à l’ambiance. Plus qu’une minute. Les yeux fixés dans la lumière des phares comme un putain de papillon, les mains moites crispées sur le volant, les dents serrées, je m’apprête à déguerpir quand apparait une forme informe devant moi. Une monstruosité gluante qui tente de s’extraire de la brume.

Qu’est-ce c’est que cette blague ?

J’enclenche la première et fonce dans le tas. L’horrible horreur ne prend même pas la peine de m’éviter et je la percute dans un choc flasque. Mon pare-brise est aussitôt éclaboussé de bave et de glaires. Je mets les essuie-glaces. Première erreur. L’écume visqueuse s’étale et réduit totalement ma visibilité. Comme il m’est inenvisageable de m’arrêter, j’ouvre ma fenêtre et sors la tête pour tente de m’extraire du parking. Seconde erreur. La puanteur est telle que la nausée me submerge. Je percute quelque chose, la Mercedes patine et glisse en travers du passage. Je vomis sur ma chemise blanche. Pas question de faire une halte. Je recule brutalement, le souffle court. Troisième erreur, je heurte à nouveau un objet, à moins que ce ne soit toujours ce truc gluant. J’appuie fort sur l’accélérateur. Mais ma voiture est comme collée et n’avance pas. La panique me submerge. Je n’y vois plus rien, suis bloqué, dégueulasse, plein de vomis, dans cette pestilence ignoble et insalubre. Les notes aiguës de la guitare de Popa Chubby se perdent dans l’obscurité.

Mais qu’est-ce que je suis venu foutre dans ce bordel !

Tout ça pour revoir cette pute de Betty en espérant me faire sucer et la sauter en souvenir du bon vieux temps, quand j’étais fauché et qu’elle me laissait la baiser gratis.

D’ailleurs, elle est où cette morue ?

Une seconde, je me suis imaginé que c’était sur elle que j’avais foncé. Pas possible. Cette immondice ne pouvait pas être la belle Betty, longue silhouette élancée, chevelure de lionne, poitrine à rendre fou l’humanité entière et un cul à faire bander un mort.

Je lance une nouvelle fois la voiture et me décolle enfin. La sortie du parking est bloquée par un obstacle mouvant et indéfini. Je fonce en rentrant la tête et en fermant les yeux. Quatrième erreur. La voiture fait un bond et je me cogne au plafond. Quand je ressors la tête, c’est pour constater que mes phares n’éclairent plus, obstrués par des paquets de cette chose immonde. La voiture est propulsée plein gaz dans la nuit puante et fétide. Je me contracte, m’attendant à tout moment à une collision qui me serait fatale. Mais rien. La voiture roule à tombeau ouvert et rien ne se produit. Aucun obstacle. Nick Cave chante Euthanasia de sa voix rauque et mélancolique.

Je jure de rembourser tout l’argent que j’ai volé à mes clients si je me tire de cette situation. Je rendrai aussi le fric que j’ai piqué à mes parents, ces fils de putes. Et même ce que j’ai détourné sur la pension de mes gosses, ces bâtards.

Une accalmie, une lueur. Et l’espoir revient. Cinquième erreur. Une masse mousseuse tombe sur la Mercedes et la cloue au sol. Je n’ai que quelques secondes pour me décider avant de mourir asphyxié. Alors j’abandonne la mercos. Sixième erreur. Où j’imagine pouvoir me rendre en courant ? Nulle part, bien entendu. J’ai à peine démarré ma course, que je sens une main m’attraper la cheville. Une créature s’est accrochée à ma jambe et se laisse trainer derrière moi. Un hurlement me vrille les oreilles. Il me faut plusieurs secondes pour réaliser que ce cri vient de ma bouche. Que c’est moi qui braille comme ça, cri de dément.

Me reprendre.

Je dois me reprendre.

Rien de tout cela n’est possible. Pas possible du tout. Ce ne sont que des hallucinations. Une mauvaise plaisanterie. Une caméra cachée. Une mise en scène organisée par mes potes. Je me mets à rire et à appeler. Que c’est bon, ils peuvent arrêter leur cinéma, que c’est OK, j’ai eu bien peur, qu’ils ont certainement des images bien salées de ma trouille, et qu’ils peuvent tout stopper, j’ai eu mon compte. Septième et dernière erreur. Mes potes ? Quels potes ? Ceux que je gruge avec mes placements financiers crapuleux ? Une mise en scène ? Quelle mise en scène ?

J’ai bien l’impression que personne ici n’a le sens de l’humour.

Quelque chose de dur me frappe la tempe. Une balle de caoutchouc ? Pas vraiment. Un espèce de ver mou et sirupeux m’entoure la gorge. J’ai beau tirer dessus de toutes mes forces, pas moyen de m’en défaire.

Et là, je croise un putain de cycliste. Raide sur sa selle. Droit comme un piquet. Je l’appelle à l’aide et quand il tourne la tête vers moi, je constate, affolé, deux immenses trous noirs à la place de ses yeux. Il cherche à me prévenir de quelque chose mais sa mâchoire se décroche et ses dents tombent. Je suis sa trajectoire rectiligne qui s’achève contre un poteau. Le cycliste, démembré, éclate comme une tomate trop mure. Et son vélo poursuit sa route, seul, un moment, avant de se basculer dans les eaux noires du port.

Un corps mou atterrit sur mon visage. Un bloc de gelée pégueux et gerbant. Une vermine qui se plaque sur moi comme une ventouse. Je ne vois plus rien et je ne peux plus respirer. Que me reste-t-il comme option ? Me jeter à mon tour dans le port, rejoindre le vélo, en espérant que cette cochonnerie sirupeuse ne supporte pas la flotte et se décolle.

Je me précipite dans le sillage du deux roues, à l’aveugle au bord de l’asphyxie. Je cours jusqu’à ce que le sol se dérobe sous mes pieds et que je perçoive, après une brève chute, l’eau glacée. Je me laisse couler, tentant de tenir le plus longtemps possible sous l’eau, privé d’oxygène. Le mégatruc semble ne pas aimer du tout se baigner et je sens que la ventouse cède. D’un mouvement de la main, j’arrache la charogne de mon visage et nage jusqu’à en perdre haleine. Dans le noir, je percute un élément dur, qui resonne comme du métal.

Les quelques neurones qui fonctionnent encore parviennent à s’assembler et à proposer à mon esprit au bout du rouleau, un scénario plausible : le métal est probablement la coque d’un des rafiots du port. Et si le métal résonne, c’est qu’il fait caisse de résonnance. Et donc qu’il y a de l’air derrière. Et justement, ma main droite perçoit une ouverture dans la cloison. Je joue mon joker. Je me propulse à travers le trou, pousse à l’aide de mes jambes et me laisse remonter. Bingo, une poche d’air !

C’est un miracle.

De longues minutes me sont nécessaires pour reprendre mon souffle. J’ai cru ma dernière heure arrivée. Quel cauchemar.

J’ai froid, je claque des dents, mais je m’en moque. Et je commence à peine à réfléchir à un moyen de me sortir de là, que je sens à nouveau quelque chose m’effleurer la jambe. Mes nerfs lâchent. Un hurlement s’échappe de mes poumons, sans que je puisse en contrôler ni le volume ni la durée. Cette fois, je suis cuit, comme une écrevisse dans sa cocotte bouillante.

—        Hey ! Salut !

Dans la luminosité violette qui règne dans l’épave, je distingue une femme à la longue chevelure trempée. Son sourire découvre ses dents blanches et ses yeux luisent d’un éclat troublant.

—        Betty ? je balbutie, incrédule. La peur que tu m’as collée !

C’est bien elle. Elle rit en constant mon visage ébahi.

—        Tu… Tu es venue à mon secours ? je bredouille, prêt à fondre en larme de reconnaissance.

Elle s’approche. Je suis sauvé. Betty est venue me chercher. Elle va me ramener chez moi. Je jure de la couvrir d’or tout le reste de ma vie.

—        Mer… Merci, je dis encore. Et je l’enlace et me serre contre sa poitrine.

—        Nous allons rester cachés ici ensemble jusqu’à ce que le jour se lève, je dis, à nouveau plein d’espoir. À la lumière du soleil, ces monstruosités se tireront. Ça doit être pareil que des vampires.

J’embrasse sa bouche. La fraîcheur de ses lèvres est douce et si réconfortante. Je me presse contre elle, tellement soulagé. Cette soirée macabre prend fin. Dans les bras de Betty. Que souhaiter de mieux ?

Ne jamais baisser la garde. Telle est ma devise. Ou plutôt, telle était ma devise. Car une chose inattendue se produit. La bouche de Betty s’ouvre et commence à m’aspirer. Comme une araignée pompe le contenu de la mouche qu’elle a prise au piège de sa toile après lui avoir injecté son venin.

Sa langue s’introduit dans mon crâne et, comme une paille, lèche et gobe mon cerveau. Puis elle rejette ma carcasse devenue inutile avec un rot satisfait.

Avant de rendre mon âme au diable, il me semble entendre une voix sadique persifler :

—        T’es vraiment le roi des connards. Tu imaginais que j’allais encore te sucer la queue à l’œil, tu t’attendais pas à la cervelle, hein ! T’es vraiment trop naïf mon pauvre ami !

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