À plat ventre sur sa planche de surf, Stephen remonte le courant des vagues immenses qui se forment à deux-cents mètres, déferlent, roulent et se brisent dans un fracas d’écume avant de venir mourir sur la grève de sable noir. Ses bras puissants moulinent et propulsent la planche vers la barre des cent-cinquante mètres, là où il va pouvoir attraper le flux de la vague et la surfer jusqu’au moment où elle se casse. Ils sont légion ce matin, à pagayer dans les eaux chaudes de l’océan, pingouins manchots à barboter dans le tonnerre marin, défiant les requins qui pullulent et que seuls le nombre de surfeurs et les bateaux qui les accompagnent éloignent un peu.
Toutes les conditions sont réunies pour LA vague, le Sabot du Diable, comme on l’appelle ici. La force du vent, la température de l’eau, le coefficient de marée, tous les voyants sont au vert. Et Martin, le photographe et cameraman de tous les événements autour du surf ne s’y est pas trompé. Barfly non plus. Si La vague apparait, il y sera. Stephen ne le quitte pas du regard. Car il n’a pas l’intention de le laisser surfer seul le Sabot. Il n’a pas l’intention de se faire voler la vedette.
Les vagues se dressent à quinze-mètre de hauteur, certain les surfent, ou pas. Devant chaque vague, le dilemme est le même. Si je la surfe et que le Sabot se forme ? Pourtant, se hasarder fait partie intégrante du jeu. Et à attendre, on risque de se refroidir ou de rester bredouille. Barfly observe et ne se précipite pas. C’est sa tactique. Il a entrepris le déplacement pour le Sabot. Rien d’autre. Stephen aime s’amuser et la patience n’est pas son fort. Il surfe donc quelques vagues. Et réussi des figures étonnantes. Martin et son équipe n’en ratent pas une miette et lui sont reconnaissants d’assurer le spectacle.
En ramant pour rejoindre les cent-cinquante, moins en forme qu’à son habitude, Stephen repense au corps d’Anna Anaconda qu’il a serré contre lui toute la nuit. Ses lèvres chaleureuses, sa langue espiègle, sa peau parfumée. Ils avaient descendu des bières autour du feu allumé sur la plage, avaient dansé ensemble et elle l’avait finalement suivie dans son bungalow ouvert sur l’océan. Toute la nuit il avait caressé sa nuque et son dos, il avait joué avec ses hanches et son ventre, avait aimé ses seins. Il avait agacé le bouton de son clitoris, longuement, et l’avait admirer jouir, tendue à l’extrème, contractée puis brusquement assouplie. Il était venu en elle. Et ce moment avait été un des plus délicieux de sa vie. À l’unisson, leurs deux corps s’étaient étirés et frottés, avaient ondulé et chaviré et ils avaient exulté tous les deux, encore et encore, ivres de plaisir.
Stephen, perdu dans les pensées, le sexe en érection contre sa planche, la bouche emplie des saveurs d’Anna-Ana, les yeux émerveillés par les courbes de ses cuisses, ne prête pas attention à la rumeur qui enfle autour de lui, à l’excitation ambiante, à la réalité qui dépasse toutes les espérances.
Une vague gonfle et grossit au-delà de ce qu’on a déjà vu. Son dos se soulève, sa nuque se redresse, sa bouche s’ouvre, prête à engloutir l’univers. Barfly est sur le coup. Lui seul est de taille à se confronter à l’exceptionnelle vague qui se profile. Le Sabot du diable. Qui fait frémir tous ceux qui sont là. Qui gronde. Qui se vousse comme un volcan qui explose. Qui mugit comme les sirènes de l’enfer.
Stephen lève enfin les yeux. Et la falaise d’eau qui se dresse devant lui l’emplit de frustration rageuse. Il mouline comme un damné. Le Sabot le domine de toute sa hauteur, immense, prestigieux. Mais c’est trop tard et il le sait. Barfly glisse le long de la paroi liquide, son sillage rapide et précis incise la surface brillante comme une lama de bistouri, trajectoire limpide, en équilibre précaire, les bras écartés. La masse furieuse engloutit Stephen. La lessiveuse géante broie les imprudents. Barfly réussit le ride du siècle.
Stephen, le corps maltraité et douloureux, retrouve son adversaire, tout sourire, sur la plage, sous les feux des caméras, du public, de la communauté entière des surfeurs qui l’acclame. Bien entendu, personne ne fait attention à lui. Et ce qui lui procure le plus de peine, ce qui finalement l’achève, est d’apercevoir Anna-Ana se tortiller contre Barfly, langoureuse, admirative, fondante.
S’en est trop pour le surfeur, qui, envahi d’impuissance et de colère, et en oubliant la plus élémentaire des précautions, remet sa planche à l’eau et s’en va surfer seul, les embryons de vagues qui s’agitent encore après le passage du monstre. Seul ? Pas vraiment. Les requins ont repris possession de leur territoire et tournent déjà autour du rêveur inconscient en se léchant les babines.