Le bus était tombé en panne il y a deux jours.
En plein désert.
À plusieurs jours de marche de la première habitation.
Le chauffeur avait trouvé malin de laisser son énorme véhicule rouler jusqu’en bas d’une cote, au pied d’une immense dune et à l’abri de la moindre trace de connexion téléphonique.
— De toute manière, à moins d’un téléphone satellitaire, rien ne passe ici, s’était-il vaguement expliqué.
La période de sidération passée, les passagers avaient débuté les discussions. Le groupe s’était immédiatement partagé en deux. Contre le bus immobile, ceux qui pensaient que le plus intelligent était de rester rassemblés sur les lieux : les secours allaient sans doute partir à leur recherche et c’était leur rendre la tâche plus facile de ne pas s’éparpiller dans la nature. Le plus logique est donc de s’armer de patience et d’attendre avec confiance et sérénité. En face d’eux, ceux — beaucoup moins nombreux il faut bien l’admettre —, qui prétendaient que personne n’allait se soucier de leur sort. Le désert était immense et ses habitants bien trop occupés à survivre pour se préoccuper — on les comprend — d’une poignée d’Occidentaux inconscients paumés dans l’immensité des dunes. Marie-Catherine, prof de Sociologie des civilisations, avait pris la tête des frondeurs et répétait qu’ils ne devaient leur survie qu’à leur capacité à se débrouiller par eux-mêmes.
— Et dans quelle direction comptes-tu partir ? lui avait demandé Marielle, prof de Grec ancien. On ne se sait même pas où on est ?
— Marchons tout droit, on finira bien par arriver quelque part !
Pour MC, impossible de rester les bras croisés à moisir sans rien entreprendre. Plutôt mourir en tentant sa chance que crever à petit feu dans ce trou à rat, cramée par le soleil.
— Un navigateur d’une course autour du monde dont le voilier chavire dans les 30è rugissant quitte-t-il son navire à la nage ou attend-il les secours protégé par la coque de son bateau ? a avancé Bernard, prof de Technologies radiques, proche de Marielle.
— On n’est pas planté au milieu d’un putain d’océan ! a rétorqué Monique, prof d’Équations impossibles, alcoolique, qui devait déjà flipper de se trouver en manque d’alcool.
— Vagues de l’océan, dunes de sable, à part la température, je ne perçois pas trop la différence, a remarqué Étienne Bischoff, le prof de Civilisations disparues, à qui les élèves balançaient au moins une fois par an la vanne : « Tu sais que quand Bischoff est content, il sourit ? Hahaha ! » Très drôle.
Les discussions se sont éternisées. Les deux camps campaient sur leurs positions. Et aucune décision n’était prise.
— Ça vous satisfait de voir les réserves d’eau fondre à vue d’œil sans rien tenter ? se désespérait MC, trépignante.
Il devenait de plus en plus évident que la seule solution serait que les deux groupes se séparent.
Au deuxième jour, donc, on découvrit Jean-Noël, le prof d’Architecture antique, mort dans son sommeil. Il fallut se décider rapidement à organiser une petite cérémonie et enterrer sa dépouille. En effet, quelques heures à peine après son décès, son cadavre empestait et laissait des effluves de pourriture insoutenables. Et si cette inhumation dans le sable a paru unir un court moment l’expédition de prof partie en quête d’un astéroïde antique possiblement à l’origine de l’extinction d’une civilisation hyper-intelligente, destinée à remplacer le morne Homo Sapiens et ses belliqueuses visions d’avenir, cette trêve fut brève.
— Mon groupe et moi, partons sur le champ ! a décrété Marie-Catherine.
Sans dévier de sa position, Marielle a répliqué qu’elle ne bougeait pas d’un poil.
— Je vous laisse enterrer vos morts, je me casse ! a vociféré MC.
— Les cadavres joncheront votre route, tant mieux ! Ce n’en sera que plus facile pour suivre votre trace et vous retrouver ! a renchéri Marielle.
Dans l’intensité de la dispute, personne n’avait fait attention à la couleur du ciel qui avait changé. Ni aux premiers grains de sable qui s’étaient mis à voltiger subrepticement. Quand ils levèrent les yeux, ce fut pour mieux constater le mur de poussière qui avançait vers eux.
— Un vent de sable, a prévenu le chauffeur du bus ! Tous aux abris !
— Toujours décidés à partir ? a ricané Marielle.
— Je t’emmerde, connasse ! a gueulé MC en se précipitant à l’intérieur du véhicule.
Dire que le bus et ses occupants ont été secoués est un petit mot. À plusieurs moments, le bus a tangué au point que les passagers se sont recroquevillés en attendant qu’il se renverse, tel un avion long-courrier en perdition dans un orage magnétique d’amplitude 15 sur l’échelle de Mendeleïev comptant 17 échelons.
Le vent est tombé aussi vite qu’il était arrivé, laissant planer dans l’air une fine brume de poussière en suspension.
Chacun est sorti du bus, lentement, les bras ouverts pour certain, les yeux au ciel pour d’autres, tous ébahis et habités du sentiment d’être miraculés.
Et la brume s’est mise en mouvement. Comme si chaque grain de poussière était une minuscule particule aimantée. Ou le fragment d’une œuvre colossale, guidée par la force collective. La poussière est montée en spirale, s’est épanouie dans le ciel et a explosé pour laisser place à un immense visage couleur or. Un visage de femme, les yeux mi-clos, attitude maternelle et bienveillante, couvant ses petits d’une attention réconfortante. Apparition divine. Et chacun, le regard braqué sur sa propre mère, guidé vers les hauteurs, a entrepris d’escalader la dune. Et chacun s’est retrouvé au sommet, fasciné, apaisé, presque la main dans la main.
Et quand la mère des mères, celles que certains n’hésiteront pas à décrire comme la Vierge Marie elle-même, quand le visage exprimant la bonté suprême s’évapora dans le soir, quand les voyageurs se retrouvèrent seuls, saisis par le froid qui reprenait possession avec la tombée de la nuit, les langues se délièrent.
— C’est un signe, murmura MC.
— Un oracle, confirma Marielle.
— Il faut partir, annonça MC.
— Il faut rester, la contredit Marielle.
Et les deux femmes se ruèrent l’un sur l’autre. Se frappèrent, se crêpèrent le chignon, se griffèrent. MC lança une droite à Marielle qui brisa les côtes de MC du plat de la main.
Les autres voyageurs, lassés, redescendirent au bus prendre l’apéro.
Le chauffeur de bus, un grand sourire aux lèvres, les attendait avec une bonne nouvelle.
— J’ai réparé la panne, on peut repartir !
Et alors, contents et impatients de quitter ce désert maudit, les profs pris d’une soudaine folie assaillirent le bus. Le chauffeur démarra en trombe, trop heureux de se barrer lui aussi et ils s’éloignèrent en vitesse, sous les yeux incrédules des deux furies médusées qui se laissèrent glisser dans la pente de la dune comme deux ridicules chiffes molles.